La grande entrevue avec Pierre-Laurent Boudrias, de STIQ.
Si l’on réduit le concept à sa plus simple expression, un modèle d’affaires c’est la manière dont une entreprise génère des revenus. Ce que vous achetez, comment vous le transformez et à qui vous le vendez. Mais les choses peuvent changer avec le temps et il faut savoir s’adapter.
L’ingénieur Pierre-Laurent Boudrias est conseiller manufacturier à Sous-traitance industrielle Québec, organisation mieux connue sous l’acronyme STIQ.
Son équipe et lui s’occupent notamment de maillage d’entreprises, dénichent des occasions d’affaires pour les membres, font des diagnostics d’entreprises et, à ce titre, ils sont bien placés pour savoir ce qu’un donneur d’ouvrage s’attend à voir dans le modèle d’affaires d’une entreprise manufacturière.
Le Magazine MCI a mené une entrevue de fond avec lui afin de discuter de la question.
Comment plaire aux clients?
« De façon générale, ce que les donneurs d’ouvrage souhaitent, c’est dans tous les cas d’avoir l’heure juste quant à la capacité de l’entreprise à s’acquitter de ses engagements », dit-il d’entrée de jeu.
Cela peut bien sûr varier selon les domaines d’activités, certains secteurs comme l’aéronautique, la défense ou le médical par exemple étant fortement encadrés par des normes strictes. Dans ces cas, les clients vont mettre l’emphase sur les modèles d’affaires qui sont très structurés.
« D’autres marchés sont moins exigeants sur le normatif, mais vont plutôt souhaiter un service de proximité ou encore un service de volume », précise M. Boudrias.
Par ailleurs, les enjeux éthiques et de développement durable prennent de plus en plus leur place dans les modèles d’affaires des entreprises manufacturières. « Ça devient un facteur clé, une carte de visite, mais aussi, dans certains cas, ça devient une exigence contractuelle », constate le porte-parole de STIQ.
La constance est également un élément clé de la relation client et il est conseillé d’assigner une seule personne à un compte donné.
« Les gens veulent être connectés directement aux opérations. À l’inverse, les variations dans les contacts, ou des contacts exclusifs avec des vendeurs seulement, qui sont peu connectés sur les opérations, peuvent être perçues comme inefficaces. La gestion de la relation client devient une partie importante du modèle d’affaires. »
Vendre à qui?
Parlant de clients, votre modèle d’affaires est-il conçu pour faire des ventes principalement au Canada? En Amérique du Nord? À travers le monde?
Là encore, il faut savoir doser les risques et avantages. Une entreprise qui a investi des millions en vue de s’établir en Russie doit se mordre les doigts avec les sanctions actuelles imposées par le gouvernement Trudeau qui a fermé ce marché.
« On invite toujours à la prudence et à regarder les situations géopolitiques. Il est important de bien s’informer sur les restrictions aux exportations, les risques commerciaux », dit M. Boudrias, ajoutant qu’il ne faut pas hésiter à demander de l’accompagnement quand on décide de se lancer à l’international.
Des organismes tels que Québec International ou Investissement Québec peuvent offrir ce genre d’expertise-conseil. On peut également penser à Exportation et développement Canada (EDC) qui, entre autres outils, présente sur son site Web une liste des pays du monde par ordre alphabétique, chacun étant accompagné d’une cote d’accessibilité à son marché en fonction de critères tels que la stabilité politique ou la présence de corruption.
À titre d’exemple, EDC évalue l’Allemagne comme un marché accessible, l’accès au Mali étant très restreint et qualifie la Syrie de marché fermé.
Acheter de qui?
La même prudence est de mise lorsqu’on étudie ses sources d’approvisionnement. S’il est une chose que l’on a retenue de la pandémie de COVID-19, c’est à quel point les chaînes d’approvisionnement mondialisées peuvent être fragiles.
Vaut-il mieux se tourner vers l’Asie et des pays émergents ou plutôt favoriser des fournisseurs nord-américains pour les matières premières ou sous-composantes, quitte à payer un peu plus cher?
Selon l’expert de STIQ, il faut voir au-delà du seul facteur prix. « Il y a une différence entre le prix de la pièce qu’on achète et le coût total d’acquisition », dit-il puisqu’il faut également tenir compte des coûts de transport, des immobilisations, des coûts d’opportunité, ce qui est beaucoup plus global.
« Il peut valoir la peine de s’approvisionner localement pour réduire le risque. Même si ça coûte un peu plus cher, c’est toujours moins cher que d’arrêter sa production, payer des pénalités ou utiliser des matériaux de substitution », estime M. Boudrias.
Il ajoute que les entreprises manufacturières doivent voir l’approvisionnement local plus que comme une forme de dépannage occasionnel au cas où la Chine – ou autre marché outre-mer – ne serait pas en mesure de livrer.
D’autant plus que si vous considérez les fournisseurs locaux comme non prioritaires, eux aussi risquent de vous accorder peu d’importance lorsque vous aurez besoin d’eux.
Vendre quoi?
Un modèle d’affaires, c’est vivant; ça évolue dans le temps. La surspécialisation est peut-être à réévaluer.
« Certains sous-traitants et certains donneurs d’ouvrage ont compris qu’une diversification dans les secteurs d’activité desservis permettrait aux entreprises de mieux s’adapter aux variations de marché », observe M. Boudrias, selon qui les entreprises qui œuvrent dans des secteurs fortement normés ont plus de facilité à opérer cette diversification vers d’autres secteurs normés. Par exemple en passant de l’aéronautique au médical.
Il donne l’exemple de la firme CAE, bien connue pour ses simulateurs de vol et qui, pendant la pandémie, s’est lancée dans la fabrication de respirateurs et a demandé à l’un de ses sous-traitants aéronautiques, la firme AMEC de Québec, d’en fabriquer certaines pièces.
« Il s’est vraiment beaucoup diversifié et est devenu un fournisseur de rang 1 et s’est même mis à employer certains de ses clients aéronautiques, mais en sous-traitance pour le secteur médical », dit M. Boudrias au sujet d’AMEC.
Invité à cibler les secteurs industriels les plus prometteurs au Québec, notre expert identifie dans un premier temps tout ce qui a trait à la gestion de l’environnement, aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique.
Et avec le vieillissement de la population partout en occident, une entreprise manufacturière désirant diversifier ses opérations pourrait se tourner vers les soins aux aînés. « Tout ce qui s’appelle équipement médical », résume M. Boudrias.
Le secteur des ressources naturelles, en particulier les métaux, est également promis à un bel avenir selon M. Boudrias, qui prône un maximum de transformation chez nous.
« On n’est pas obligés d’exporter du minerai. On peut exporter des métaux, des métaux transformés ou des objets [métalliques] », dit-il.
Que l’on choisisse de maintenir sa spécialité ou de se diversifier, l’important est d’avoir un plan bien défini.
« Pour avoir un modèle d’affaires qui soit pertinent pour les marchés dans lesquels les entreprises souhaitent s’inscrire, pour positionner leur entreprise, il est important qu’elles aient une réflexion stratégique sur leur entreprise, qu’elles se dotent d’un plan stratégique et qu’ensuite elles suivent l’évolution de leur positionnement », plaide le porte-parole de STIQ.
Il donne l’exemple d’un entrepreneur qui désirerait augmenter la capacité de son usine de 25 %. Tout au long de l’année, l’équipe de direction devrait surveiller, à l’aide de différents indicateurs, à quel point l’objectif est susceptible d’être atteint.
Malheureusement, moins d’une entreprise manufacturière québécoise sur deux (48 %) disposerait d’un tel plan.
« Autrement dit, les stratégies restent souvent informelles, dans la tête du propriétaire et le suivi demeure informel », constate M. Boudrias.
Avec quelle technologie?
Les industries du Québec ont entamé leur virage numérique au cours des décennies 80 et 90, essentiellement à des fins administratives. L’automatisation de la production est plus récente, mais du chemin reste à faire selon les relevés faits par STIQ sur le terrain.
« Quatre entreprises sur 10 n’ont toujours pas de progiciel de gestion manufacturière » et, dit M. Boudrias, sur les six qui en ont un, cinq ne l’utiliseraient pas de façon optimale. « Ça en laisse juste une sur 10 qui a vraiment implanté la base de données de façon optimale pour pouvoir l’exploiter », dit le conseiller manufacturier.
Selon lui, seulement 8 % des industries québécoises seraient réellement entrées dans le 4.0 et l’automatisation, le virage numérique.
« Le modèle d’affaires intègre du numérique, mais ce n’est pas tout le monde qui embarque dans le bateau » constate M. Boudrias, selon qui un modèle d’affaires devrait inclure des plans d’acquisition de nouvelles compétences numériques.
« Dans les modèles d’affaires, on va souvent voir des éléments qui vont toucher le 4.0, le numérique. On s’attend à ce que les entreprises aient défini une certaine vision numérique, qu’elles voient comment le numérique va les aider à atteindre leurs objectifs d’affaires. Il faut que ce soit arrimé à leur planification stratégique », dit notre expert invité.
Avec quels employés?
La pénurie de main-d’œuvre touche tous les secteurs d’activité économique; c’est d’ailleurs l’une des plus grandes sources de motivation à automatiser la production dans le secteur manufacturier.
Mais même avec tous les automates et la technologie du monde, on n’en est pas encore au stade de l’usine sans humain. Les ressources humaines (RH) sont plus précieuses que jamais et le modèle d’affaires d’une entreprise manufacturière devrait refléter cette réalité, faire en sorte qu’il soit facile de « vendre » l’entreprise à des employés potentiels et de garder ceux qui y sont déjà.
Il ne suffit plus de nos jours d’augmenter les salaires pour favoriser l’attraction et la rétention de personnel. D’autant plus que c’est à la portée de tous et que ce n’est pas vraiment un facteur de différenciation par rapport à la concurrence.
« Le marketing RH devrait vraiment être arrimé à la personnalité de l’entreprise, à ses valeurs », estime M. Boudrias.
Il faut tenir compte de la rémunération globale, qui inclut bien sûr le salaire, mais également les avantages sociaux offerts par votre entreprise, la flexibilité des horaires de travail, l’aménagement des postes de travail, des salles de repos, de la cafétéria, et même des salles de bain.
« Ce qui va vraiment faire la différence va toucher autre chose [que les salaires]. On va plutôt parler de participation, de sentiment d’appartenance, de fierté, on va parler d’implication des employés, de participation à l’amélioration continue. Ça va faire partie d’éléments qui vont découler d’une analyse de marketing RH où on va s’assurer de la satisfaction au travail des employés », nous dit M. Boudrias.
Selon lui, une analyse de marketing RH va permettre d’établir des indicateurs qui nous disent si on va dans la bonne direction et, en bout de ligne, contribuer à l’attraction et la rétention de main-d’œuvre.
« Les sentiments d’appartenance et de fierté, c’est vraiment ce qui va faire la plus grande différence une fois que tout le monde aura monté les salaires », estime le conseiller manufacturier.
Les initiatives de rétention pourraient inclure des plans de carrière susceptibles de stimuler le sentiment d’appartenance chez les employés, en leur faisant voir des perspectives de développement professionnel et ainsi diminuer le taux de roulement, souvent issu de manœuvres de maraudage d’autres employeurs.
M. Boudrias estime qu’il faut penser à l’expérience employé, tout comme on accorde de l’importance à l’expérience client. La qualité de l’environnement de travail et la culture d’entreprise contribuent à cette expérience employé.
Alors, on met à jour le modèle d’affaires?
Par Éric Bérard
Consultez le dossier complet sur les modèles d’affaires dans la récente édition du Magazine MCI.