C’était une idée de la fin du 20e siècle et qui a perduré jusqu’au début du 21e : délocalisons l’activité industrielle à faibles marges de profit dans des pays où la main-d’œuvre est si peu chère que l’on pourra tout de même tirer notre épingle du jeu et gardons chez nous l’activité économique à forte valeur ajoutée, comme les technos ou l’aérospatiale par exemple.
Ça a fonctionné pendant un temps, faisant croître les géants industriels que sont aujourd’hui la Chine et l’Inde et donnant naissance à des incongruités comme des jeans Levi’s, icône américaine ultime, fabriquées au Lesotho dans le sud de l’Afrique.
Puis est survenue la pandémie de COVID-19 qui a fait tomber le château de cartes de cette économie mondialisée. Les restrictions sanitaires, différentes d’un pays à l’autre, ont fait dérailler les chaînes d’approvisionnement. Les pays qui ne produisaient pas leurs propres vaccins étaient prêts à en acheter à prix d’or à qui pouvait leur en fournir pour sauver leur population.
D’où la question toute simple qui s’est imposée partout en Occident : Pourquoi délocaliser ce qu’on peut très bien produire chez soi? L’idée de souveraineté économique revenait en force.
Pascal Bédard est économiste et maître d’enseignement à HEC Montréal. Il a été un témoin de première ligne de cet essoufflement de l’offshoring (délocalisation à l’international) qui laisse de plus en plus en sa place au reshoring (ramener la production chez soi) ou au nearshoring (délocaliser la production dans un pays plus proche géographiquement).
En entrevue au magazine MCI, M. Bédard explique que, outre le réveil brutal de la pandémie, les tensions géopolitiques comme les conflits armés en Ukraine et au Moyen-Orient ont contribué à ce mouvement de repli.
Et c’est encore plus vrai aux États-Unis, notre plus gros client, depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.
« Depuis 2021, il y a beaucoup plus de multinationales, américaines entre autres, qui disent mettre en place des plans de reshoring ou de nearshoring dans leur plan stratégique à moyen terme. Pas nécessairement à court terme pour cette année ou l’année prochaine, mais je pense que d’ici cinq ans c’est un mouvement qui va grossir », confie-t-il.
D’autres pays occidentaux comme la France, l’Allemagne ou encore l’Espagne ont également entamé cette réflexion, dont les effets n’ont cependant aucune mesure avec ce qui se prépare dans la foulée de l’élan protectionniste des États-Unis.
Au Canada, le mouvement de réindustrialisation est beaucoup plus marginal, le poids de l’industrie dans l’économie demeurant stable à plus ou moins 10% selon notre le spécialiste de HEC Montréal.
La lutte aux changements climatiques a aussi eu pour effet de donner du souffle au mouvement de réindustrialisation dans plusieurs pays d’Europe et régions des États-Unis où, afin de réduire la pollution, de nombreuses centrales électriques alimentées au charbon ont été fermées.
Il fallait redynamiser ces secteurs où des emplois industriels fort bien payés faisaient vivre des communautés entières. De là l’idée de faire revenir de la production manufacturière chez soi, ou à tout le moins près de soi.
« Les États-Unis par exemple utilisent de plus en plus le Mexique pour la production à plus bas prix parce qu’ils gagnent beaucoup sur les frais d’expédition », indique M. Bédard, rappelant que les coûts de transport d’un conteneur sont quatre fois moindres lorsque ce conteneur provient du Mexique plutôt que de la Chine.
Il convient de préciser que cette entrevue avec le spécialiste de HEC Montréal a été réalisée avant que le président Trump décide officiellement d’imposer des tarifs douaniers de 25% sur les biens produits au Mexique et au Canada. Mais 25% de tarifs contre quatre fois moins cher de transport, ça demeure jouable pour un importateur américain.
Vrai, les salaires sont plus élevés en Occident que dans la plupart des pays en développement où la production industrielle a été délocalisée au fil des ans. Mais plus important encore, la plupart des pays occidentaux vivent un phénomène de pénurie, ou à tout le moins de rareté de main-d’œuvre en raison du vieillissement de la population.
C’est bien beau de vouloir réindustrialiser un pays, mais encore faut-il avoir les bras pour le faire.
Selon le maître d’enseignement de HEC Montréal, ces bras devront être mécaniques plutôt qu’humains. La robotisation et l’automatisation des tâches industrielles devront se déployer à une vitesse grand V encore jamais vue.
Il estime que ce sera encore plus vrai aux États-Unis si le président Trump donne suite à ses intentions de déporter massivement des millions de personnes immigrantes en situation irrégulière, des personnes qui occupent souvent des emplois dont les Américains « de souche » ne veulent pas.
« La plupart de ces gens-là travaillent. Donc ils [les États-Unis] vont avoir des problèmes encore plus sérieux pour trouver du monde. Donc la seule solution ce serait la robotisation et l’automatisation à un rythme qui serait du jamais vu depuis très longtemps », opine M. Bédard.
« Si on veut réindustrialiser vraiment massivement, ça va poser de gros problèmes de main-d’œuvre », réitère-t-il.
La réindustrialisation d’une nation, ça requiert également des ressources énergétiques. Même le Québec, qui nageait jusqu’à il n’y a pas si longtemps dans les surplus d’électricité, peine à trouver les blocs d’énergie que ses industriels, établis ou de retour d’exil, réclament.
Il faut aussi tenir compte de l’espace nécessaire à l’implantation de centaines de nouvelles usines, ce qui n’est pas un problème au Canada, témoigne notre expert.
« On a la densité de population la plus faible, même quand on enlève les deux tiers du territoire qui n’est pas vraiment occupé », indique M. Bédard.
L’acceptabilité sociale, que la population du Canada accepte de voir le secteur industriel prendre de plus en plus de place dans le tissu social, ça c’est une autre paire de manches.
« On est habitués que la “job sale” se fasse ailleurs et on ne veut pas trop entendre parler des effets. Mais évidemment il y a beaucoup de grosse job industrielle qui se fait et qui crée de la pollution, mais ailleurs tout simplement. »
Si cette activité industrielle devait revenir chez nous, dit-il, il faudrait gérer les aspects environnementaux de façon très serrée.
« Il faudrait que les gens acceptent que l’industrie lourde, ça apporte beaucoup de valeur ajoutée. Donc que ça peut être bon, même s’il y a un certain coût à payer en termes de dérangement, de pollution et ainsi de suite », ajoute l’économiste.
Les tarifs douaniers de Donald Trump aux importations demeurent la clé du problème aux États-Unis si ces tarifs devaient s’inscrire dans le long terme.
« S’il y a des menaces de tarifs douaniers par les États-Unis qui sont vraiment mises en place, ça pourrait inciter plus de reshoring sur le sol américain pour éviter les tarifs, si les entreprises américaines voient que c’est permanent », analyse le maître d’enseignement de HEC Montréal.