Par Claude Boucher
Depuis des décennies, les gouvernements successifs, tant au fédéral qu’au provincial, ont fait de la création d’emplois leur principal cheval de bataille sur le plan du développement économique. Que ce soit en période électorale ou lors d’annonces d’investissements majeurs, le message central revenait constamment à ce critère de calcul, cet indicateur de succès. Ça, c’était avant l’atteinte du plein emploi. Aujourd’hui, exit la création d’emplois, place à la création de richesse.
Plaçons d’abord le tout en perspective : la création de richesse, comme concept économique, n’est pas une nouveauté. Elle est représentée depuis des lunes sous la forme du produit intérieur brut, ou plus précisément, du PIB par habitant. Ce qui a changé, c’est sa prédominance, pour ne pas dire sa domination complète, dans le discours de nos élus. Si la création d’emplois était une mesure simple à comprendre pour le commun des mortels, la création de richesse, elle, soulève bien des questions.
Nous avons cherché à savoir si cette création de richesse était un indicateur valable, dans le contexte actuel. La richesse pour qui? Quelle est la valeur de ce baromètre économique ? Et surtout, quels sont les impacts des politiques économiques qui visent la création de richesse ? Nous en avons discuté avec Louis Lévesque, président du comité des politiques publiques de l’Association des économistes québécois et ancien sous-ministre fédéral qui a notamment représenté le premier ministre du Canada au G-20 de 2010 à 2012.
Louis Lévesque reconnait que le PIB par habitant, comme indicateur de richesse d’un pays, est une mesure pleine d’imperfections, qui ne tient pas compte de nombreux facteurs. Toutefois, le verdict est clair et net. Lorsqu’on effectue un croisement entre le PIB par habitant et d’autres mesures de développement, la corrélation est sans appel.
« Il ne faut pas tenir compte uniquement du PIB, il faut tenir compte d’autres indicateurs. Mais dans tous les classements internationaux de développement humain, les pays en tête sont aussi ceux qui ont le PIB le plus élevé. Essentiellement, c’est l’OCDE, c’est l’Amérique du Nord, l’Europe occidentale, l’Europe du Nord, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud. Il y a un lien direct, observable, pas de la statistique économique, mais avec des sondages sur toutes sortes de mesures, entre le PIB par habitant et les indicateurs de bien-être. »
Mais à qui va cette richesse que l’on crée ? Selon Louis Lévesque, l’augmentation des salaires est l’indicateur le plus clair de l’augmentation de la richesse collective. Mais est-ce que cet accroissement de la richesse n’entraine pas en même temps un accroissement des inégalités ?
« Oui, il y a du monde qui font 500 000 $ par année et qui n’ont pas besoin de plus. Mais la machine économique ne l’envoie pas tout là. Peut-être qu’elle en envoie trop là, mais pas tout. Le message un peu brutal est celui-ci : vaut mieux être riche et en santé que pauvre et malade. Dans les pays au PIB par habitant plus élevé, les gens se perçoivent plus heureux et les inégalités sont plus faibles. Des pays comme le Danemark, la Finlande et la Suède font mieux sur tous les tableaux : PIB par habitant, indice de bonheur, indice de développement humain. Ils sont plus riches, l’indice de perception du bonheur est plus élevé, et ils ont moins d’inégalités. »
Ce rééquilibrage est notamment dû, selon l’économiste, à la redistribution qui découle de nos régimes fiscaux. Avec l’impôt progressif, l’augmentation des profits et des revenus, même de manière inégale, entraine inévitablement une augmentation des recettes de l’état, recettes qui lui permettent d’offrir des services supplémentaires.
« Quand tu as un PIB par habitant plus élevé, ça te donne les moyens d’avoir des politiques. Tu peux choisir à l’américaine ou à l’européenne. Et si tu choisis à l’européenne, les résultats montrent que les gens sont heureux et que les inégalités sont plus faibles que dans les pays anglo-saxons. Pour qui, la richesse, c’est un peu ça ma réponse. »
Pour illustrer le nouveau paradigme des gouvernements, Louis Lévesque nous fait un rapide cours de Macroéconomie 101.
« Ce qu’on veut, c’est que l’économie fonctionne à son potentiel économique, c’est-à-dire au plein emploi. Jusqu’à il y a quatre ou cinq ans, le défi numéro un d’à peu près tous les politiciens, c’était un chômage plus élevé que ce qu’ils aimeraient. Ils étaient donc dans une logique macroéconomique de création d’emplois. C’était ça, l’objectif des gouvernements, fondamentalement, parce que l’économie avait toujours besoin d’un peu de poussées pour amener le taux de chômage au niveau souhaité. On n’est plus là. L’économie est au plein emploi. Le nombre de personnes qui veulent travailler et qui ne se trouvent pas d’emploi est à des niveaux plancher record. »
On ne peut donc plus augmenter la richesse, individuelle ou collective, par la création d’emplois. Aucune surprise ici, le résultat net d’un plein emploi et d’une politique de création de richesse, c’est l’augmentation des salaires. Un couteau à deux tranchants, dans le contexte inflationniste actuel.
« En termes inégalités globales dans des salariés, je dirais ce qui se passe actuellement, c’est un retour de balancier en faveur des cols bleus et des travailleurs de l’industrie des services pas à peu près », nous dit Louis Lévesque. « Parce que la réalité brutale, c’est qu’on en a besoin, et qu’on a créé une structure où c’est moins avantageux d’avoir ce genre d’emploi-là. Eh bien là, ils réclament des augmentations plus importantes. Et ils ont pas mal le gros bout du bâton, à la fois dans le secteur privé dans le secteur public. »
L’économiste souligne aussi la position peu défendable dans laquelle s’est placé le gouvernement du Québec, avec la récente augmentation de 30 000$ du salaire des députés, une décision qui, selon lui, ne peut être expliquée par la science économique.
Cela dit, les mathématiques économiques sont froides et sans appel : l’augmentation des salaires, à elle seule, ne permet pas une augmentation soutenable de la richesse. La clé, répétée constamment par les gouvernements et les grands acteurs économiques, reste l’augmentation de la productivité. Pour y arriver, les entreprises doivent selon Louis Lévesque changer leur façon de faire, mieux équiper les travailleurs, moderniser les processus, automatiser et numériser.
« Tu veux un certain revenu, mais tu veux travailler moins d’heures, je peux te dire une chose, tu es mieux de produire plus dans les heures que tu travailles, parce que c’est ça que font les Européens. Aux États-Unis ils sont plus riches, mais ils préfèrent consommer, et travailler. On peut très bien décider de produire plus et mieux, mais de travailler moins, parce qu’on aime plus les loisirs. On a les moyens de le faire si on est plus efficace quand on travaille. »
Depuis quelques mois, plusieurs annonces à caractère économique, avec des investissements majeurs des deux paliers gouvernementaux dans des filières prometteuses, comme celle des batteries pour véhicules électriques. Lors des annonces, la création de richesse par le biais de salaires plus élevés est bien souvent le justificatif apporté par les gouvernements pour vendre leurs décisions. Louis Lévesque émet certaines réserves à cette justification.
« Il faut vraiment regarder projet par projet. Le premier commentaire du général, c’est au sujet de toutes les analyses qui justifient des projets en parlant des emplois induits, c’est-à-dire les emplois qui sont créés à l’extérieur du projet. Dans une économie de plein emploi, il n’y en a pas, d’impact induit. Il n’y a pas d’effet multiplicateur, on est au plein emploi. On ne fait que déplacer des ressources d’un endroit à l’autre. »
Mais l’économiste va plus loin. Selon lui, dans bien des cas, le calcul même de l’augmentation réelle de richesse ne vaut pas l’investissement des deniers publics. Il prend à témoin l’exemple d’une nouvelle usine où 500 employés bénéficieraient d’un salaire supérieur de 10 dollars.
« 500 employés, 10 dollars de l’heure de plus multipliés par 1 800 heures par année par employé. Essentiellement, on dépense de l’argent public pour créer une augmentation salariale soutenable à long terme de 9 millions $ par année. Est-ce que ça vaut la peine? Ça dépend combien tu payes. Si tu paies 600 millions $ en subventions, pour acheter 9 millions de retombées par année… La question suivante, c’est quel entrepreneur du secteur privé prendrait un projet dont le taux de rendement est de 9 millions $ pour un investissement de 600 millions $?
Toujours en se rappelant, dit-il, qu’il n’y a aucun motif valable de créer des emplois induits qui, en temps normal, aurait pu justifier un tel investissement. Louis Lévesque émet toutefois un bémol : le calcul doit aussi tenir compte du contexte économique international, notamment avec nos voisins du sud et l’Inflation Reduction Act américain.
« Le Canada et le Québec sont tellement dépendants du commerce avec les États-Unis que si on n’avait pas de subventions comparables à celles des États-Unis, on serait dans la situation loin d’être idéale pour nous, où les entreprises qui pensent à investir en Amérique du Nord voient le Canada comme un endroit qui n’est pas accueillant comparativement aux États-Unis. Je pense qu’on n’a pas le choix d’être ouvert, dans certains cas, à offrir une aide comparable aux États-Unis. »
Mais là encore, dans l’objectif de création de richesse, cette course aux grands projets industriels, additionnée aux grands chantiers actuels et à venir pour la construction et rénovation d’infrastructures et le développement prévu de nouveaux projets hydroélectriques, entraine un autre effet pervers.
« Je suis inquiet parce que je ne vois pas qu’on tient compte de la capacité d’absorption. Actuellement, si vous regardez les données dans l’industrie de la construction, il y a une inflation incroyable. On a plein d’infrastructures à rénover, on accueille plusieurs projets industriels, et là, le premier ministre nous parle de barrage. Je regarde ça et je me dis « Mais qui fait tout ça? ». C’est l’industrie de la construction. Construire des usines, des barrages, des routes, des écoles, des hôpitaux, il y a un écosystème d’une certaine taille. Il n’y a pas de nouveaux travailleurs de la construction, d’ingénieurs et d’architecte. Oui, j’en veux des emplois payants, mais je n’ai juste pas assez de monde pour construire tout ça. »
Retour à la case départ, où le plein emploi met les bâtons dans les roues. À trop vouloir créer de richesse, on risque donc de créer une spirale inflationniste qui, à terme, ne créera pas de valeur nette additionnelle. Un risque réel dont les élus doivent tenir compte, conclut Louis Lévesque.
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