Malgré les impacts négatifs bien réels de la pandémie, l’industrie québécoise de la sous-traitance industrielle se porte bien. Trop bien, même. Toutefois, la pénurie de main-d’œuvre, la rareté des matières premières et l’augmentation des coûts plombent cette industrie qui, ne serait-ce de ces limitations internes et externes, connaitrait une croissance encore plus fulgurante. Portrait d’une industrie qui se porte très bien, même si…
Au fil des trois dernières décennies, le Québec a développé un écosystème de sous-traitance industrielle important. Constituée à environ 90 % de PME de moins de 100 employés, l’industrie manufacturière québécoise ne bénéficie peut-être pas de grands acheteurs comme l’industrie automobile en Ontario, mais tire profit de cette diversité.
« Les sous-traitants québécois sont très diversifiés », confirme M. Pierre-Laurent Boudrias, ingénieur et conseiller manufacturier au sein de l’association multisectorielle STIQ. « Les entreprises d’ici sont capables de fabriquer des composants en métal, en composite, de l’électronique, de fabriquer à peu près de tout. Nos entreprises sont flexibles et capables de s’adapter. Les entrepreneurs d’ici savent saisir les opportunités et concrétiser leur mise-en-œuvre. »
La pandémie de COVID-19 a certes eu des impacts sur l’industrie. Selon la 12e édition du Baromètre industriel québécois, publiée en mai dernier par STIQ, le PIB du secteur manufacturier a reculé de 10 % en 2020 en dollars constants, une diminution très marquée comparativement à la croissance de 2,7 % du secteur en 2019. Cette baisse annuelle est toutefois entièrement attribuable aux deux premiers trimestres de l’année 2020, le secteur ayant connu un important rebond durant les deux trimestres suivants et depuis le début de l’année 2021. Et si la pandémie a eu des impacts négatifs sur certains, d’autres ont connu des gains importants. Ainsi, 43 % des répondants au sondage de STIQ ont affirmé avoir connu une augmentation du nombre de clients et près d’une entreprise sur cinq a vu son chiffre d’affaires augmenter.
La main-d’œuvre : le nerf de la guerre
Afin de brosser un portrait de la situation dans la sous-traitance industrielle, le Magazine MCI s’est entretenu avec M. Boudrias, mais aussi avec M. Dave Cantin, directeur général de Métal Bernard du Groupe Mundial, M. Denis Dupont, président du Groupe Hyperforme, M. Pierre-Albert Dion, président d’Usimax, et avec un donneur d’ordres qui prend de l’importance au Québec, M. Yannick Poulin, chef de l’exploitation de la Compagnie électrique Lion. Nos intervenants sont unanimes : la pénurie de main-d’œuvre est le principal obstacle à la croissance.
M. Poulin de Lion ne cache pas que cette pénurie est un des facteurs qui entraine le fabricant d’autobus et camions électriques à recourir à la sous-traitance.
« La gestion de notre chaîne d’approvisionnement, c’est une question qui est de tous les instants chez Lion. Nous sommes une entreprise en pleine croissance dans un marché qui est encore très immature, le marché de l’électrification des transports.
On n’est pas différents des autres donneurs d’ordres. On doit se retourner sur une sous-traitance que l’on souhaite locale, pour des raisons d’agilité, de coûts. »
Et au-delà de la fabrication de composantes, les donneurs d’ordres recherchent d’abord et avant tout un partenaire d’affaires à long terme, nous dit Pierre-Laurent Boudrias de STIQ.
« Quand on cherche un sous-traitant, on cherche d’abord un partenaire d’affaires. C’est quelqu’un qui devra nous accompagner à long terme, tout au moins pour la pièce visée. Quand c’est ponctuel, si notre fournisseur est le numéro 100 sur notre liste, on est en retour le numéro 100 sur sa liste de clients. »
De son côté, Denis Dupont du Groupe Hyperforme voit des manufacturiers se retirer entièrement de la production, pour tout confier à la sous-traitance.
« Plusieurs entreprises vont à 100 % vers la sous-traitance, et ne gardent que leur département d’ingénierie et de ventes. Mon objectif pour l’avenir, c’est de leur offrir du clé en main, incluant l’assemblage, l’empaquetage, l’entreposage et l’expédition directe aux clients finaux. La situation s’y prête bien. »
Dave Cantin de Métal Bernard parle d’un marché plus en santé que jamais et d’une très forte demande, un point positif qui entraine son lot de négatif.
« La demande est très forte. Il y a une grosse pression. Ça en est frustrant, dans le contexte de la pénurie de main-d’œuvre. La demande est plus forte que ce qu’on est en mesure de livrer. On parle avec d’autres joueurs dans l’industrie, et on vit tous la même chose. On se bat constamment pour être capable de livrer plus que ce qu’on est en mesure de produire, et on passe à côté d’opportunités d’affaires quasi quotidiennement. C’est une situation positive, mais qui est aussi frustrante. »
Denis Dupont le confirme, le marché est en surchauffe.
« Les sous-traitants sont débordés. Mais comme je représente plusieurs entreprises, j’ai accès à des capacités chez certaines d’entre elles. C’est mon rôle de remplir leurs capacités. Et ces temps-ci, trouver des contrats, ce n’est pas difficile. La main-d’œuvre, c’est plus difficile, et ce n’est pas évident d’aller la chercher à l’étranger, la réglementation n’aide pas. »
Pierre-Albert Dion d’Usimax souligne que son entreprise fait elle aussi face à la pénurie de main-d’œuvre.
« J’ai 25 machines à contrôle numérique, et je fonctionne à environ 50 % de nos capacités, parce que je manque de monde compétent. On est capable d’aller chercher de l’ouvrage pour nourrir plus de monde qu’on en a. »
Comme bien d’autres, Usimax a dû recourir au recrutement à l’étranger pour faire face à cette pénurie. Une réalité que vit aussi le Groupe Mundial, nous dit Dave Cantin de Métal Bernard. Le Groupe a d’ailleurs créé sa propre entreprise d’embauche à l’étranger.
« L’embauche à l’international, c’est un succès. On a de belles équipes, on est rendu à une vingtaine de membres d’équipe qui proviennent de l’étranger. Mais les gouvernements nous mettent énormément les bâtons dans les roues, c’est le sujet de l’heure. C’est à ce niveau-là que ça bloque. On serait en mesure d’aller chercher beaucoup plus de talents. On n’en trouve pas localement. »
L’automatisation : la poule avant l’œuf
Parmi les solutions à la pénurie de main-d’œuvre, on entend souvent parler de l’automatisation et de la robotisation, qui permettraient une augmentation de la productivité avec le même nombre de travailleurs. Nos intervenants se disent plus qu’ouverts à l’idée, et certains vont de l’avant, mais cette solution a ses limites, souligne Dave Cantin de Métal Bernard.
« Au niveau de la sous-traitance, il faut savoir qu’automatiser un processus, quand tu as ton produit, quand tu as une production de pièces récurrentes, stable, ça se fait bien. Mais en sous-traitance, on travaille avec différents clients, qui veulent travailler en juste à temps, avec des pièces différentes qui bougent rapidement. Le nerf de la guerre, c’est l’agilité, et au niveau de l’automatisation, c’est toujours plus difficile. »
Usimax a fait certains pas vers l’automatisation, avec des machines plus versatiles, qui permettent d’effectuer plusieurs opérations sur une même pièce, en même temps. Elle utilise aussi des machines à cinq axes, qui travaillent sur une même pièce durant des heures. L’entreprise de Pierre-Albert Dion a aussi fait l’acquisition d’un robot collaborateur qui alimente une machine. Mais là encore, l’absence de main-d’œuvre disponible est un frein.
« La robotisation demande qu’on ait des techniciens capables de programmer ces robots. C’est long comme processus, et ça prend une main-d’œuvre qui elle aussi manque à l’appel. »
La structure même de l’industrie de la sous-traitance au Québec vient limiter l’implantation de la robotisation, qui est rentable dans le contexte de gros volumes. Or, ces gros volumes échappent plus souvent qu’autrement aux entreprises québécoises, qui œuvrent plus dans un marché de proximité, sur mesure, à petits volumes réguliers.
« On pourrait être concurrentiel avec de hauts volumes », nous dit Dave Cantin de Métal Bernard. « C’est différent travailler sur une pièce en petites quantités livrées tous les deux ou trois jours, versus une approche pour faire des volumes qui vont représenter six mois de consommation. On est en mesure de le faire. Avoir une usine qui pourrait travailler sur de gros volumes nous amènerait à penser à l’automatisation. Mais c’est la poule avant l’œuf. Quand on a de grands volumes, les solutions automatisées deviennent plus intéressantes. »
Pierre-Laurent Boudrias de STIQ voit malgré tout un progrès dans ce domaine.
« On voit qu’il y a des gens qui se séparent du peloton, des entreprises qui ont accéléré l’automatisation et la robotisation. Évidemment, il y a des joueurs qui restent derrière. En ce moment, seulement 22 % des entreprises manufacturières ont intégré de la robotique. Mais il y a aussi un pourcentage important d’entreprises qui ont l’intention d’intégrer la robotisation et des cellules de production autonomes. »
L’obstacle principal ne serait pas le manque de financement, selon lui, mais le manque de temps.
« Les obstacles au virage numérique qu’on voit, dans le Baromètre industriel, c’est à 68 % le manque de temps. 66 % déplorent un manque de personnel qualifié, et pour une entreprise sur deux, ce sont les connaissances qu’elles n’avaient pas pour tout mettre en place. La difficulté à évaluer le retour sur l’investissement, c’est 43 % et le manque de financement, c’est seulement 28 %. Ce n’est vraiment pas le principal facteur qui empêche les entreprises québécoises d’avancer. »
Pénurie de matières premières et augmentation des prix
Au moment d’écrire ces lignes, Statistiques Canada publiait les plus récents chiffres de l’inflation, qui est à son plus haut niveau en 10 ans au Canada, avec une hausse de 3,7 % de l’indice des prix à la consommation en juillet 2021 par rapport à juillet 2020, et de 4,1 % au Québec. Ces chiffres ne surprendront pas les entrepreneurs du milieu de la sous-traitance industrielle. Ils font eux-mêmes face à une augmentation importante des coûts, à tous les niveaux, nous dit entre autres Pierre-Albert Dion d’Usimax.
« Les fournisseurs sont partis en peur en augmentant le prix des matières premières. Si le coût des matières monte, le coût des produits monte, le coût des salaires monte, le coût du transport monte, le coût des produits finis va inévitablement augmenter et le consommateur va perdre une partie de son pouvoir d’achat. »
Il souligne toutefois qu’en cela, les fournisseurs à l’étranger, particulièrement en Asie, font eux aussi face à des défis importants de prix, mais aussi de transport.
« Actuellement, ils sont de moins en moins compétitifs sur les prix et sur les délais. Les délais de transport ont doublé. Et le transport d’un conteneur qu’on payait de 1000 $ à 1500 $ coûte aujourd’hui 6000 $ en dollars américains. »
Dave Cantin de Métal Bernard souligne lui aussi l’augmentation des prix et la pénurie de matières premières.
« Il ne faut pas compromettre l’approvisionnement. On est capable d’offrir des plans de contingence au sein même du Groupe Mundial, et non pas avec une entente avec un tiers indépendant, qui aurait une philosophie différente. Mais au niveau des matières premières et des enjeux de l’approvisionnement, ne serait-ce que le métal en feuille, c’est partout c’est la pénurie, et il y a des délais de livraison qui ont doublé, voire triplé dans plusieurs approvisionnements. »
Une industrie solide
Malgré ces défis, tous ceux à qui nous avons parlé sont enthousiastes quant à l’avenir de la sous-traitance industrielle au Québec. Les carnets de commandes sont pleins, et s’il y a un ralentissement dans certaines industries comme l’aéronautique, de nouveaux donneurs d’ordres viennent s’ajouter au bassin de clients potentiels.
Le mot de la fin va à Yannick Poulin de la Compagnie électrique Lion.
« Nous ajoutons du volume dans le marché. Est-ce que la filière québécoise est prête à le recevoir, je ne suis pas prêt à dire ça. Je pense qu’on a beaucoup de travail à faire. Est-ce qu’il y a une volonté, oui. On est encore dans la petite sous-traitance quand on se compare avec le Midwest américain. C’est à développer. Est-ce qu’on est prêt? Non. Mais est-ce qu’il y a une volonté d’y arriver? Absolument. »
Par Claude Boucher