Dans le cas de l’aérospatiale, il serait même approprié de parler de grappe « Velcro » tant elle s’emploie à attirer vers elle de nouveaux talents destinés à former la relève d’une main-d’œuvre vieillissante et à favoriser les alliances entre les entreprises directement liées à l’aérospatiale afin d’en favoriser l’essor.
« Il faut que notre grappe soit plus poreuse, parce qu’il y a d’autres domaines qui pourraient techniquement nous aider à être plus compétitifs », précise Mme Benoît en entrevue à Circuit Industriel. Elle fait notamment référence aux technologies de l’information, à l’intelligence artificielle ou encore à l’analyse des mégadonnées, toutes des spécialisations qui tendent à optimiser les procédés de production, tant au niveau qualitatif que quantitatif.
L’industrie aérospatiale n’a pas le choix de maximiser le fruit des ressources – surtout humaines – dont elle dispose parce que la main-d’œuvre se fait rare, comme dans pratiquement tous les secteurs manufacturiers au Québec et en occident. Moins il y a d’humains, plus il faut leur adjoindre des outils robotiques et autres atouts 4.0, tout en maintenant les coûts à un niveau assurant la rentabilité des entreprises et la qualité des pièces qui, une fois assemblées, permettront aux aéronefs de voler en toute sécurité.
C’est pourquoi Aéro Montréal aide les entreprises d’ici à bénéficier des plus récentes percées technologiques en les mettant en contact avec les centres de recherche de pointe mais aussi en travaillant à former une relève destinée à remplacer la main-d’œuvre vieillissante du secteur.
« Il y a des pénuries partout. On cherche des gens compétents pour combler les postes », indique Mme Benoît, qui attribue ce déséquilibre entre l’offre et la demande en bonne partie à la courbe démographique. « C’est incroyable la quantité de gens qui prennent leur retraite; la moyenne d’âge est de 47 ans dans notre industrie », ajoute-t-elle. Et chaque fois qu’un homme ou une femme quitte l’industrie, c’est l’expertise de toute une vie qui s’envole en même temps.
À ce titre, le séjour à la station spatiale internationale de l’astronaute québécois David Saint-Jacques qui a lu un conte à des enfants d’ici, en direct depuis les étoiles, aura été un formidable catalyseur de vocations, du moins l’espère-t-on dans l’industrie.
« Il faut vraiment qu’une étincelle se produise quand ils sont jeunes », dit Mme Benoît au sujet de cette relève qu’elle-même et l’équipe d’Aéro Montréal tentent de diriger vers des disciplines liées à l’aérospatiale.
Les initiatives en ce sens vont de la vulgarisation scientifique au niveau primaire – les principes élémentaires de physique qui expliquent le vol par exemple – jusqu’aux colloques d’études supérieures en passant par les activités organisées pour les élèves du secondaire.
« On a 70 000 jeunes qui vont au Cosmodôme chaque année et qui participent aux activités d’Aéro Montréal », précise Suzanne Benoît, ajoutant : « On a mis en place un regroupement de la relève en aérospatiale et on a 27 maisons d’enseignement, universités et cégeps, où on a des ambassadeurs, qui mobilisent les jeunes. »
Cette opération de séduction est d’autant plus cruciale que la concurrence est féroce entre secteurs manufacturiers québécois à la recherche de bras et de cerveaux, mais aussi entre pays puisque l’industrie aérospatiale est d’envergure mondiale. Et ce monde a trois capitales : Seattle qui est le bastion de Boeing, Toulouse avec Airbus et Montréal avec Bombardier et ses fournisseurs.
D’ailleurs la politique n’est jamais bien loin lorsqu’il est question d’aéronautique, comme on le voit fréquemment avec les guerres de mots sur ce qui constitue ou pas une subvention à un avionneur. Pour la PDG d’Aéro Montréal toutefois, le Québec a les moyens de ses ambitions. « Ce qu’on dit aux gouvernements, c’est gardez les marchés ouverts. Le protectionnisme, ce n’est bon pour personne », dit-elle.
Il en faut de l’ambition en aérospatiale, mais aussi suffisamment de détermination pour durer. La vie utile d’un programme d’avion peut s’étaler sur près d’un demi-siècle. Les fournisseurs réussissant à se tailler une place dans la chaîne d’approvisionnement peuvent compter y rester pendant des décennies. « Lorsque vous remportez un contrat d’un nouveau modèle d’avion et que vous faites bien votre travail, vous avez des rentrées de fonds assurées pour 30 ans », explique Mme Benoît.
Le corollaire, c’est qu’un aspirant fournisseur doit être prêt à investir énergie, talent, temps et argent avant de se retrouver dans une telle position. En ce sens, percer en aéronautique tient plus du marathon que du sprint. D’autant plus que les barrières réglementaires – pour des raisons de sécurité évidentes – sont nombreuses et souvent coûteuses à franchir.
« C’est une industrie très réglementée pour tout ce qui touche les questions de certification. On ne s’improvise pas en aérospatiale » déclare Mme Benoît, ajoutant qu’il n’est pas rare que des organisations désireuses de se greffer à la grappe aérospatiale le fassent par le biais d’acquisitions d’entreprises qui y sont déjà établies.
C’est pour faciliter cet accès aux grandes ligues qu’Aéro Montréal travaille à convaincre les entreprises québécoises de conclure des alliances au sein de sa grappe Velcro, afin qu’elles atteignent une masse critique susceptible de décrocher de gros contrats internationaux. « Quand tu as 75 employés, ce n’est pas la même chose que quand tu en as 500 », illustre-t-elle. « On veut leur faire goûter aux bénéfices d’être plus gros. »
Parce qu’au-delà des dépassements humains, l’aérospatiale est une « business », devenant même de plus en plus privée avec l’arrivée de nouveaux joueurs venus de partout, SpaceX par exemple qui ambitionne de faire du vol spatial une activité commerciale comme le sont nos vols nolisés vers des destinations vacances. « Avant, tout passait par la NASA », souligne à juste titre Suzanne Benoît au sujet de cette évolution.
Si la concurrence du secteur privé a souvent du bon, elle a aussi ses zones d’ombre, l’espionnage industriel étant l’une d’elles. Huawei et les téléphones cellulaires, c’est de la petite bière à côté des enjeux stratégiques de l’aérospatiale qui, ne l’oublions pas, a autant des applications militaires que civiles.
C’est notamment pour cette raison que l’industrie aérospatiale doit voir à la protection de ses données vitales. Mine de rien, il s’agit d’un exercice qui relève souvent du contorsionnisme puisqu’il faut concilier les objectifs apparemment contradictoires que sont la transparence de l’information entre partenaires de la chaîne d’approvisionnement pour en optimiser la fluidité tout en protégeant la propriété intellectuelle.
Même les progrès technologiques en aérospatiale doivent être envisagés sous un angle de défi potentiel. La machine ne doit pas s’emballer au point où le conducteur n’en maîtrise plus la puissance. Suzanne Benoît rappelle que nous en sommes à l’ère des technologies de rupture (disruptive technologies en anglais) qui, plutôt que de tendre à une continuité améliorée, modifient les paradigmes qui définissent un objectif.
« Ce sont toutes les technologies émergentes. C’est ce qu’on ne sait pas, qu’on ne connait pas encore, mais qui va venir changer complètement le paysage », dit Mme Benoît pour définir ce qu’est une technologie de rupture, citant en exemple l’impression 3D, de plus en plus répandue dans la fabrication de précision de calibre aérospatial. « Toutes ces nouvelles technologies et façons de faire, on doit en être au courant pour intégrer ça dans nos opérations, nos plans d’affaires », dit-elle, faisant référence à l’ensemble de l’industrie.
Protection et partage des données feront justement partie des thèmes de discussion abordés au cours de la semaine internationale de l’aérospatiale en avril. Aéro Montréal organise une journée de réflexion sur les drones et les questions de cybersécurité dans le domaine de la défense dans le cadre de la semaine thématique.
Parions que les jeunes seront invités à participer à l’exercice de remue-méninges. Parce qu’au-delà des aéronefs, l’aérospatiale c’est d’abord le triomphe du génie humain et de la relève qui prend son envol.
Par Éric Bérard