Bien que les carnets de commandes soient bien remplis pour la grande majorité des entreprises du domaine, on note un léger ralentissement de la productivité et des investissements. Puisque dans cette industrie les métiers sont majoritairement spécialisés, plusieurs aspects entrent en ligne de compte. Sept spécialistes et présidents d’entreprises partagent leurs opinions tranchées.
La productivité dans le domaine de l’usinage et de la transformation métallique repose énormément sur les connaissances et la formation des travailleurs. À peu près toutes les entreprises du domaine rêvent d’embaucher massivement des travailleurs expérimentés. Ça n’arrivera pas de sitôt avec les données démographiques québécoises, qui prédisaient l’actuelle disette il y a plus de 30 ans. « Nous avons une quarantaine d’employés spécialisés. Mais la situation n’est pas facile, alors on est allé en recrutement international. Nous avons maintenant cinq Philippins qui travaillent avec nous et un sixième arrive bientôt. Nous avons une résidence pour mieux les accueillir. Au début ça se passait surtout en anglais, mais ils ont des cours de francisation. Nous sommes très satisfaits de ces gens », explique M. Pierre-Albert Dion, président d’USIMAX située à Saint-Georges-de-Beauce.
« En soudage il s’inscrit 3300 personnes par année dans les écoles du Québec et il y en a environ 1100 qui obtiennent leur diplôme. Nous avons sondé 878 entreprises pour notre enquête et nous leur avons demandé « Combien de soudeurs et d’assembleurs avez-vous recruté durant la dernière année? 1770 personnes. Les entreprises se font compétition entre elles. Le taux de roulement est élevé, les gens ne sont pas fidèles et je les comprends… », remarque Raymond Langevin, analyste du marché du travail pour le Comité sectoriel de la main-d’œuvre dans la fabrication métallique industrielle, qui produit des études pertinentes sur cet important secteur manufacturier.
Le manque de soudeurs et de travailleurs spécialisés est évident. « Le marché de Lotbinière cherche beaucoup de soudeurs, c’est ça à Québec, Plessisville, la Rive-Sud, etc. Les commandes sont là, mais il y a un tel manque de candidats, une telle pénurie d’employés dans les métiers manuels et techniques que ça a augmenté nos délais de livraison. Avant on livrait avant 21 jours, maintenant on est rendu à 30 et même à 45 lors de certaines périodes. Ce sont des métiers qui ne sont pas poussés par les commissions scolaires, par les gouvernements. Moi je préfère former les gens dont on a besoin à l’interne, j’y fais attention, je les accueille bien, j’ai un bon taux de rétention et j’évolue », explique Gaétan St-Jean, d’EBM Laser. Par contre le gestionnaire est inquiet pour l’avenir et pense que la situation pourrait encore empirer.
Chez CMP Solutions mécaniques avancées, à Chateauguay, on n’a pas encore fait appel à des travailleurs étrangers. « On y pense depuis un certain temps. J’aimerais le faire, mais la direction n’est pas encore rendue là. Mais le problème c’est le délai. Quand ils vont dire oui, ça va prendre des mois pour les recevoir. Pour l’instant, on arrive à recruter dans la région de Montréal. Durant une période de 18 mois on a recruté 175 personnes! On a maintenant une équipe de 370 personnes ici à Châteauguay et une centaine dans l’état de New York », mentionne Michel Labrecque, vice-président ressources humaines de CMP. Ce résultat exceptionnel s’explique de plusieurs manières : « On s’est donné le défi de répondre en moins de 24 heures à toute offre de CV. Nous sommes très présents sur tous les médias sociaux, dans les salons de l’emploi, on affiche le long des autoroutes, dans les autobus, à la radio. Nous avons des rencontres journalières pour faire le point et nous avons une nouvelle personne engagée seulement pour attirer les talents », ajoute M. Labrecque. De plus l’entreprise s’implique depuis des années dans un programme travail-études avec le CIMME de LaSalle, favorise la conciliation travail-famille et offre un environnement de travail exceptionnel avec gymnase, deux kinésiologues, bar à salade, distribution de fruits, jardin communautaire et pauses avec exercices physiques, et ce en accord avec la norme d’Entreprise en santé, reconnue par le Bureau de normalisation du Québec.
Chez ABIPA, situé à Boisbriand, le multiculturalisme est à l’honneur depuis longtemps. Margoth Llanos y est directrice du capital humain, le directeur des opérations Rui Cabral est originaire des Açores et pas moins de 19 drapeaux flottent au plafond de la grande salle. « Notre succès on le doit à nos employés, provenant de 19 nationalités. J’ai même fait poser des drapeaux de tous leurs pays dans la salle. Quand c’est le Mundial de soccer il y a une atmosphère incroyable ici, c’est comme une grande famille », expliquait M. Cabral.
Les dirigeants de CMP misent depuis des années sur les nouvelles technologies, sur la robotisation de la production industrielle. « On travaille fort là-dessus. On a toujours eu les équipements les plus récents et on les remplace aux trois ou quatre ans. Quand un jeune compare ce qu’il a à l’école technique et ce qu’on lui montre ici, il est franchement impressionné. Le 4.0 nous permet d’être plus efficaces, mais également d’attirer et de retenir une excellente main-d’œuvre », considère Michel Labrecque. L’entreprise compte parmi ses clients Alstom, Siemens, Mitsubishi; elle produit les portes du métro de Montréal de même qu’une partie de sa sous-structure et a fourni des milliers de robots utilisés dans les entrepôts du géant du commerce de détail Amazon. « On sert de vitrine de ce qu’il est possible de réaliser avec le 4.0. Des entreprises beaucoup plus grosses que nous viennent nous voir pour comprendre ce qu’il est possible de réaliser. Et l’un des avantages de ces technologies est que si tu perds un employé tu ne perds pas le savoir relié à cette tâche », ajoute M. Labrecque.
L’adoption des technologies numériques progresse dans le domaine industriel, mais il reste amplement de marge de manœuvre. Selon la 10e édition du Baromètre industriel québécois produit en 2019 par le STIQ, « les trois quarts des PME manufacturières ont intégré ou prévoient intégrer des technologies numériques à leurs processus. Les entreprises qui ont commencé leur virage vers l’industrie 4.0 ont connu une augmentation plus importante de leur chiffre d’affaires, sont plus nombreuses à embaucher et à exporter, sont plus innovantes et ont davantage recours aux partenariats avec d’autres entreprises. »
« Avoir les meilleurs outils, l’automatisation, le 4.0 et l’intelligence artificielle, cela allège la pression sur les ressources humaines. Mais on a le même problème démographique que tout le monde et on pige tous en même temps dans le même bassin de main-d’œuvre. Quand un secteur ou une région s’en tirent mieux, par exemple les soudeurs en Beauce, c’est qu’on enlève des employés à d’autres domaines comme l’agroalimentaire », considère Frédéric Chevalier, directeur du Réseau de la transformation métallique du Québec. « En gros les trois principaux enjeux de l’industrie sont que nous sommes trop dépendants du marché américain, on a un déficit d’innovation et on a un problème de main-d’œuvre. Ces trois enjeux sont reliés. » C’est donc dire qu’une planification stratégique efficace sera essentielle pour les entreprises dans les prochaines années afin de demeurer productives.
Bien que l’automatisation soit au cœur des préoccupations de nombreux dirigeants d’entreprises d’usinage, d’autres demeurent confiants envers leurs processus et pensent que le virage vers le 4.0 ne solutionnera pas tous les problèmes. « Nous avons beaucoup investi durant les dernières années pour des machines CNC, des programmes informatiques et différents appareils de mesure très efficaces. Nos machines sont principalement japonaises et américaines », précise Pierre-Albert Dion, PDG d’USIMAX, de Saint-Georges-de-Beauce. L’entreprise exécute de nombreux produits de haute précision pour les domaines militaire, médical, l’automobile, les autobus, ainsi que des engrenages. Par contre, l’ingénieur souligne : « Le 4.0, on n’est pas encore là pour une raison bien simple. Pour nous ça n’apporterait pas grand-chose à nos opérations. Ce n’est d’ailleurs pas ce que nos clients demandent. Ils veulent de la qualité dans les délais prévus. On demeure présents dans toutes les opérations, de l’analyse particulière de chacun des projets, de la soumission aux étapes de réalisation en passant par l’achat de matériaux, la production, les sous-contractants et la livraison. »
Certains ont la crainte que l’arrivée de la robotisation industrielle cause le congédiement massif d’employés d’expérience. Cela ne s’est pas avéré dans de nombreux milieux. « Ça a fait peur au début de perdre des employés quand on a entré la première cellule automatisée. Mais on est 150 personnes aujourd’hui et on était 70 à l’époque », explique Rui Cabral, le directeur des opérations d’ABIPA Canada, une entreprise aéronautique de Boisbriand qui a reçu le grand prix Marius-Fortin pour sa croissance soutenue et sa transition vers l’industrie 4.0 lors du Gala des mérites STIQ de mars 2019.
Chez EBM Laser, on considère également que le 4.0 n’enlève pas d’employés. « Le 4.0 ça ne t’empêche pas d’avoir besoin de soudeurs. Ce n’est pas un informaticien qui va faire marcher la soudeuse automatisée, qui va être capable de vérifier la qualité des joints, qui va connaître le déroulement des opérations. » L’entreprise est à la fine pointe de la technologie. « Nos opérations sont aux trois quarts robotisées, le laser c’est fait, le pliage en bonne partie et cet automne je robotise la soudure. Ça prend un cycle industriel complet de dix ans pour faire ça. Mais je pense que pour beaucoup, c’est une illusion de penser que le 4.0 va tout régler. Les gens ont oublié la production des petits lots. Et notre principal défi pour plusieurs années à venir, c’est le renouvellement de nos employés », ajoute M. St-jean.
Guy Côté, PDG de Tuba, située à Saint-Pie au sud de Saint-Hyacinthe, explique : « La plupart des entreprises ont intégré les données électroniques, la conception informatisée à distance. Si tu veux être compétitif, tu n’as pas le choix de t’équiper. Avec le départ prochain des boomers, il va y avoir des consolidations de marché, des fusions importantes. Il y a le contexte de la pénurie de main-d’œuvre et le coût élevé de ces usines : c’est pas les jeunes qui vont pouvoir se payer ça! »
On pourrait être amené à entrevoir l’avenir de façon pessimiste. Pourtant, le secteur se porte bien à plusieurs niveaux. Encore selon M. Côté : « La fabrication métallique va bien, les carnets de commandes sont pleins, les programmes de soutien des gouvernements sont bons et rentables, même si c’est un peu long à notre goût. En plus les associations du secteur sont efficaces, on y crée des liens essentiels et les formations, les webinaires sur certaines thématiques sont vraiment intéressants. Il faut se donner la peine de vouloir apprendre, de s’adapter aux technologies et aux nouvelles valeurs des gens. Quand on offre un environnement de travail agréable et sécuritaire, qu’on est présents sur les réseaux sociaux et qu’on n’hésite pas à se remettre en question, il n’y a pas de raison que ça aille mal », conclut-il.
L’Ontario et les États-Unis choisissent d’ailleurs de plus en plus le Québec pour la prospection et la vente de leurs machines-outils, essentielles au travail des métaux et des ateliers d’usinage. Le marché est en constante évolution et malgré la pénurie de main-d’œuvre, plusieurs options s’offrent aux entreprises, qui poursuivent leur croissance grâce à leur expertise et à des outils spécialisés à la fine pointe de la technologie.
Par Frédéric Laporte
Voir le dossier complet dans l’édition août/septembre 2019 du Magazine MCI